TERRA OBSCURA
Comics
TERRA OBSCURA
par Alan Moore, Peter Hogan & Yanick Paquette
(Panini - coll "100% ABC" - Décembre 2008)
Ceux qui ont lu le tome 3 de "Tom Strong", publié dans la même collection "100% ABC", connaissent déjà la "Terra Obscura", cette planète jumelle de la Terre que notre héros découvrit à l'autre bout de la Voie Lactée dans les #11 et 12 de sa propre série. Par la même occasion, il y fit la connaissance de son propre avatar alternatif Tom Strange, ainsi que d'une multitude de "héros de la science" (c'est ainsi que l'on nomme les super-héros dans le monde des comics ABC) organisés en une sorte de JLA locale à la sauce Moore: le "SMASH" ("Société des Meilleurs Américains Super-Héros"). Effectivement, il eût été dommage de ne pas exploiter plus avant le potentiel évident de certains de ces personnages hauts en couleurs, et la "Terra Obscura" ne tarda pas à faire l'objet, entre 2003 et 2005, de deux mini-séries spin-off de six épisodes, dont voici la première en publication française. Tout à fait dans la continuité de "Tom Strong", ce comics possède le même charme désuet et nostalgique que la série-mère, tout en rappelant par certains aspects d'autres titres à personnages multiples comme le génial "Top Ten", avec lequel elle partage le côté gentiment délirant et iconoclaste, ou encore le monument "The Watchmen", qui explorait la même thématique du "super-héros vieillissant". Encore que l'on ait ici affaire à une variation: si les héros du SMASH ont en commun avec les Watchmen d'être quelque peu rouillés, voire déchus, et de reprendre leur activité après trente ans passés en "animation suspendue" (comme le savent les lecteurs de Tom Strong), ils ont conservé en revanche la fougue de la jeunesse et, s'ils connaissent des doutes quant à leur réadaptation à un monde qui a changé durant leur absence, ils échappent en revanche à la corruption, tant physique que psychologique, qui apportait aux "Watchmen" toute leur dimension tragique. Mais, à y bien regarder, ce statut ambigu de "super-héros décalé" - que l'on pourrait désigner sous le concept de "syndrome de Captain America" - permet à Moore de réaliser son cocktail favori, à savoir faire vivre des aventures "modernes", développées selon un style de narration très personnel et pour le moins avant-gardiste, à des héros dûment estampillés "Golden Age", et porteurs d'une nostalgie d'écorché vif. Comme d'habitude, tout se passe comme si Moore avait dynamité le comics tout en regrettant, dans un même mouvement inverse et paradoxal, que le genre ait perdu sa fraîcheur et sa naïveté initiales en gagnant sa maturité artistique. D'où une sorte de mise en abyme perpétuelle avec des personnages qui, à la moindre occasion, s'évadent de leurs cases pour prendre de la distance et survoler leurs propres aventures tout en les commentant de manière à la fois ironique et métaphysique: on songe notamment à "Supreme", à cet épisode de "Tom Strong" (#19) où celui-ci se retrouve prisonnier des pages d'un comics, à la redéfinition de "Swamp Thing" lors de laquelle le héros découvre qu'il n'était pas celui qu'il croyait être, et enfin à "Promethea", série dans laquelle ce concept de "méta-comics" est porté jusqu'à ses plus extrêmes limites. Dans "Terra Obscura", on ne compte plus les personnages au statut ainsi incertain, naviguant entre les dimensions dans un univers dont les frontières sont poreuses, et qui semblent avoir transcendé leur condition comme pour mieux se contempler, et contempler le monde depuis un "ailleurs" quel qu'il soit. Tout se passe comme si le signifiant se mêlait soudain au signifié, la textualité du récit devenant elle-même un élément dramatique permettant aux personnages d'interagir avec les outils même de la narration pour influer sur leur propre devenir. On citera ce personnage extraordinaire qu'est La Terreur, qui se survit au travers d'un programme informatique, mais tout aussi bien le Fantôme Vert, sorte de Docteur Strange au look de Phantom Stranger ectoplasmique (car le jeu incessant des références sert également à réduire les figures du comics à quelques signes archétypaux), ou encore Fighting Yank, qui puise ses pouvoirs dans l'esprit de ses ancêtres, lesquels contemplent l'ici-bas depuis leur dimension de fantômes, comme autant de satellites prompts à délivrer de l'information afin d'interpréter le réel et d'en démêler l'écheveau symbolique. Pareil à ses héros, Moore prend un appui solide sur le terrain du comics, et se sert de ses codes pour mieux les transcender, comme si ses oeuvres nous amenaient au coeur même du processus narratif et de la textualité ou, si vous préférez, comme si les combats de ses personnages se réduisaient soudain à des affrontements de concepts. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que Moore a très tôt rompu avec un certain spectacularisme du comics, et ce n'est certes pas chez lui qu'il faudra chercher les interminables bastons sur les toits des buildings qui ont fait la gloire de Marvel! Par le fait, il se pourrait bien qu'à l'instar de ses héros, il se soit définitivement immergé - et nous avec! - dans la forêt des symboles chère à Promethea...
Des super-héros rétros comme s'il en pleuvait...
De gauche à droite: Mlle Masque, Aigle Solitaire, Tom Strange,
le Fantôme Vert, le Scarabée, Fighting Yank et le Libérateur
Réunion au sommet du SMASH:
De gauche à droite:
le Libérateur, le Croisé Américain, Tim, Pyroman et la Fille en Rouge
La Terreur (et son assistant Tim):
indubitablement le personnage le plus fascinant de la série
La fin spectaculaire du Moissonneur, exécuté par la Terreur...
D'étranges dimensions où il ne fait pas bon faire du porte-à-porte!
Le Docteur X, très charismatique vilain qu'on ne tardera pas à revoir...