KGB #1: LES DEMONS DU KREMLIN
BD
KGB #1: "Les démons du Kremlin"
par Valérie Mangin & Malo Kerfriden (Soleil - Juin 2006)
Il s'en passe de belles à Moscou, sous le chantier du futur Palais des Congrès où se tenaient jadis, profondément enfouis dans le sol, les laboratoires du professeur Von Ausch, un ex-nazi récupéré par les Soviets. Du sang suinte des fondations, et de diaboliques surhommes doués de pouvoirs terrifiants attentent à la vie des plus hauts dignitaires du régime: Kossyguine échappe de peu à la crémation que lui réservait une sorte de torche humaine, et une créature aussi belle que démoniaque tente de noyer Brejnev sous des torrents d'hémoglobine... Cela contrarie fort Khroutchev: le surnaturel ne fait pas bon ménage avec le matérialisme marxiste dans cette URSS post-stalinienne, et on a de plus en plus de mal à museler les prêtres orthodoxes qui amalgament l'étoile rouge avec le pentagramme sataniste. C'est à Chélépine, big boss du KGB de l'époque, qu'échoie la délicate mission d'élucider l'affaire et d'éradiquer "Les Démons du Kremlin". Quels monstres épouvantables hantent encore les labyrinthiques souterrains aux multiples entrées dérobées? Quel est ce gouffre sans fond sur lequel ils débouchent? Le complot est-il ourdi par Von Ausch depuis la lointaine Sibérie où il se trouve exilé? Et quel rôle joue cette mystérieuse sonde spatiale en orbite autour de Vénus?
Voilà quelques-uns des mystères, tramés par la très talentueuse scénariste Valérie Mangin, que Chélépine aura à résoudre. Il compte pour cela sur deux de ses prisonniers, héros de l'aventure: Dimitri, l'une des créatures de Von Ausch développant lui aussi un redoutable pouvoir, et Ava, ex-assistante du savant fou à tronche de Raspoutine, apparemment bien moins innocente qu'elle n'en a l'air...
Valérie Mangin est dingue d'Histoire, même si elle l'arrange à sa sauce personnelle, comme dans les cinq tomes du "Fléau de Dieu" qui transpose en space-opera la chute de l'Empire Romain (ici "Intergalactique"!) sous les invasions barbares, ou encore dans "Le dernier Troyen", qui fait subir le même sort à l'"Énéide" de Virgile. Pour sa nouvelle série "KGB", le principe est à la fois similaire et différent. Similaire, en ce que le fantastique joue ici le même rôle "dévoyeur d'Histoire" que la SF dans ses oeuvres précédentes, et différent en ce que le contexte historique malmené s'avère paradoxalement d'un réalisme à toute épreuve qui définit une sorte de sous-genre inédit, qualifié par le critique Christian Marmonnier de "rétrosoviétisme horrifique". Selon Mangin, toute l'affaire est partie d'une sonde vénusienne que l'on peut effectivement voir exposée dans un musée soviétique, comme faisant partie du très secret programme spatial de l'URSS au début des années 60. Tout le reste est à l'avenant, et pour cause: faire des dirigeants de l'ère Khroutchev des personnages de BD tout en assurant au scénario un maximum de crédibilité présuppose un monumental boulot de documentation historique et géographique.
Ce travail d'orfèvre, magnifiquement mis en images par Malo Kerfriden (dessinateur de la série "Quaterback" chez Delcourt), ne va pas sans rappeler par son réalisme obsessionnel les planches minutieuses du cultissime Edgar P. Jacobs. À ce propos, on se rappellera les errances de Mortimer égaré parmi les brouillards de la banlieue parisienne, dans le mythique "SOS Météores", qui donnèrent lieu de la part des fans de Jacobs à de véritables pèlerinages, ceux-ci parvenant à reconstituer dans la réalité des années 50 le parcours du héros, tant la fidélité à la topologie était cruciale pour l'auteur! Alors, "KGB" est-elle une série pour fans purs et durs de Jacobs? Indubitablement oui! Mangin avoue explicitement son admiration pour le Maître, et la superbe ligne claire de Kerfriden, réalisant une osmose parfaite entre modernisme et classicisme franco-belges, le proclame à chaque case et place "KGB" dans la lignée des oeuvres les plus réussies du "post-jacobsisme", telles "Le Rendez-Vous de Sevenoaks" de Rivière et Floc'h, ou encore les délires "égyptologiques" du scandaleusement oublié Wininger.
Mais, pour respectueux qu'il soit, "KGB" n'en est pas moins un pastiche, et à ce titre on s'y amuse beaucoup, particulièrement avec les tirades savoureuses que Mangin place dans la bouche des caciques du Parti, lesquels poussent le fanatisme jusqu'à ne s'exprimer qu'au moyen d'un langage hyper-codifié issu de la littérature marxiste-léniniste. C'est bien simple: le moindre phylactère prend des consonances de tract propagandiste! Au travers de cette langue de bois systématisée, la réalité des faits se trouve constamment réinterprétée dans le sens du dogme officiel, ce qui aboutit invariablement aux décalages les plus cocasses. Tout au long de "KGB", l'URSS de Khroutchev se trouve passée au laminoir d'une ironie impitoyable, et on se tape franchement le cul par terre lorsqu'un démon à tronche de Staline montée sur un corps de gorille tourmente l'infortuné camarade Mikoyan! Quant au projet qui consiste à exporter le socialisme dans les dimensions parallèles, je vous le donne pour ce qu'il vaut: son pesant de cacahuètes!
Le script étant parfaitement équilibré dans ses multiples tonalités, cette bonne humeur ne nuit jamais - comme c'est trop souvent le cas dans des oeuvres fantastiques adoptant une narration "distanciée" - aux séquences horrifiques très "slasher", lesquelles conservent tout leur impact pétrifiant - mention spéciale à l'invasion de zombies qui clôt l'album en apothéose.
Au finish, on obtient avec ce tome 1, qui démarre vraiment très fort, l'une des meilleures BD de l'année 2006. Absolument indispensable! Vivement le tome 2 - la série en comportera cinq - qui nous transportera en Sibérie, sur les traces du maléfique Von Ausch. On en frémit d'avance...
Brejnev face aux forces des ténèbres!
Gare au gorille: une réincarnation inattendue de Joe Stal!
"Quand tu regardes dans l'abîme..."
C'est pas le Kremlin de Joe Dante (ouaf!), mais celui de Kerfriden!
Du monde au balcon, Pâques aux bies-zom!
De l'exportation du socialisme dans les dimensions parallèles!
Dessin de Kerfriden pour la couverture du mag "Suprême Dimension": une attestation de paternité!