CAPTAIN BRITAIN - LA FIN DU MONDE
Comics
CAPTAIN BRITAIN: "La Fin du Monde"
par Alan Moore & Alan Davis
(Panini - coll "Best of Marvel" - Octobre 2006)
Watch out, guys! Cette fois c'est du lourd! Rien moins que l'événement comics le plus important de cette fin d'année, non non j'exagère pas, un Alan Moore inédit sur l'étal des libraires, allez hop! on lésine pas, on débourse sans compter, les factures et le percepteur attendront, de toutes façons, dès que j'ai un nouveau Moore entre les pognes j'en perd le sommeil et le manger, quant au boire: pop! roteuse! Veuve Cliquot siouplaît! faut bien quelques bulles pour célébrer les phylactères les plus délirants de toute l'histoire du comics! Et puis après, trouver le bon moment, un recoin dans l'espace-temps à l'abri de tous les casse-couilles de la galaxie, abonnés absents, téléphone par la fenêtre, do not disturb, on ouvre le magnifique album cartonné, on hume l'odeur de frais du papier glacé, on savoure cet ortolan une page à la fois, on s'arrête, on revient en arrière pour mieux en goûter toutes les sublimes subtilités, on relit dix fois le même dialogue dément et on touche à la félicité en se disant putain ce mec est génial, comment le comics a-t-il pu exister toutes ces années sans Alan Moore?
Bon, puisqu'il est question d'approcher un phénomène avec un grand F, pourquoi ne pas commencer par un petit historique? Le run de Moore sur Captain Britain, qui date de 1982-83, fait partie des oeuvres de jeunesse du scénariste: celui-ci n'a pas encore quitté le sol anglais et il fait ses premières armes dans le mythique hebdo "2000 AD" en compagnie de nombre de futures gloires britanniques du comics américain, parmi lesquelles Brian Bolland, son futur complice sur "The Killing Joke", et Dave Gibbons, dessinateur du monument "Watchmen" - pour la petite histoire, sachez que c'est dans "2000 AD" que naquit également le seul super-héros plus facho que le Punisher, j'ai nommé le très couillu Judge Dredd! Un an plus tard, en 1984, Moore signera chez DC et s'envolera pour les States où il laissera tout le monde sur le cul avec son cultissime run sur "Saga Of The Swamp Thing" (intégrale en cours de publication chez Delcourt). Captain Britain est donc une oeuvre charnière dans la bibliographie de Moore en ce qu'elle constitue son premier contrat avec un géant du comics, en même temps que sa seule et unique contribution (si l'on excepte quelques épisodes d'un certain Night Raven) à l'univers Marvel.
Rétrospectivement, Captain Britain apparaît comme le trait d'union idéal entre la carrière anglaise de Moore et son explosion aux States. Super-héros cent pour cent britannique, comme son nom l'indique, il fut créé bien évidemment en tant qu'homologue local de Captain America, à l'exclusive intention du public anglais, et ne traversera l'Atlantique que tardivement. En poussant le parallèle un peu plus loin, on notera que Captain Britain, pur rejeton de la filiale anglaise de Marvel, fricote avec le STRIKE, filiale anglaise du SHIELD de Nick Fury, dont les fans connaissent bien la longue collaboration avec Captain America. Dès lors, il ne pouvait qu'arborer l'Union Jack tout comme son illustre modèle se drape dans le Star'n'Stripes. Adonc, Captain Britain voit le jour le 13 Octobre 1976 dans les pages de son propre magazine hebdo sous forme d'épisodes de huit pages: il s'agit d'une création originale de Chris Claremont, bien connu des fans des X-Men, et de l'impersonnel Herb Trimpe qui a longtemps dessiné Hulk. Ce format particulier était parfaitement adapté à la norme anglaise de l'époque, le public plébiscitant un rythme de parution hebdomaire, ce qui n'allait pas sans créer de problèmes à Marvel pour l'importation de son matériel américain: cela explique que l'on trouve en back-up dans "Captain Britain Weekly" des épisodes des FF et de Nick Fury malencontreusement fragmentés en sous-épisodes de huit pages, ce qui impliquait également un redécoupage des planches. L'hebdo connut 39 numéros et s'interrompit le 8 Juillet 1978. Les six premiers épisodes de ce run originel furent publiés chez nous en 1980 dans un assez bel album broché grand format et en couleurs édité par Artima, et qui constituait à ce jour la seule incursion de notre héros en territoire hexagonal. Outre-Manche, Captain Britain réapparaît en 1979 en tant que participant de la série "Black Knight" (un autre héros typiquement anglais, aux origines similairement arthuriennes) que l'on trouve dans les pages de "Hulk Weekly". Sa saga se poursuit la même année à partir du #377 de "Marvel Superheroes" (qui correspond au passage en format mensuel à l'américaine du magazine, précédemment intitulé "Mighty World Of Marvel") sous la plume de Dave Thorpe et les crayons de l'excellent Alan Davis, issu également de l'aventure "2000 AD", ce qui nous amène directement aux épisodes compilés par l'album Panini ci-chroniqué. En effet, lorsque "Marvel Superheroes" s'interrompt en 1982 avec son #388, Captain Britain est reconduit dans la revue "The Daredevils" au sommaire de laquelle on trouve, outre Spidey et le DD de Frank Miller, le début du run d'Alan Moore avec lequel Alan Davis entre en symbiose immédiate, ainsi que, citée plus haut, la série "Night Raven" animée par les mêmes. Si "The Daredevils" ne dépasse pas le #11, le Captain Britain de Moore / Davis ne s'en poursuit pas moins et sans interruption dans le #7 de "Mighty World Of Marvel, vol 2". Le #13 voit la fin du run de Moore, le scénar étant repris au #14 par Jamie Delano, connu surtout en tant que papa de "Hellblazer". Au #16, "Mighty World Of Marvel" est interrompu une fois de plus, ce qui est l'occasion d'une promotion pour notre héros puisque, toujours animé par le tandem Delano / Davis, il obtient à nouveau son propre comics "Captain Britain Monthly" qui verra paraître 14 numéros, ce qui nous amène en 1988 où le Cap décide de tenter sa chance en équipe: c'est le début de l'ère "Excalibur".
Après ce bref historique (que vous aurez j'espère apprécié, vues les recherches de ouf qu'il m'a occasionnées!), entrons directement dans le vif du sujet - et c'est là que les problèmes commencent! Car comment raconter ce qui est au-delà des mots? Par le fait, pour être une oeuvre de jeunesse, ce Captain Britain n'en est pas moins une oeuvre du Maître, et tout Alan Moore est déjà là. Premier super-héros établi à passer entre ses mains, le Cap n'en sortira pas intact: il se fait en effet atomiser par l'entité Fury, l'un des vilains les plus traumatisants qu'il nous ait été donné de voir, dès le second épisode du run! Une façon pour le scénariste de faire passer auprès de ses employeurs un message qui va rapidement devenir l'une de ses marques de fabrique: tout super-héros plongé dans un scénario d'Alan Moore subit une branlée, égale au poids de la routine qui l'a encroûté dans les épisodes précédents, en ressort méconnaissable, et bien du plaisir au malheureux qui reprendra le titre derrière lui! Captain Britain ne sera que le premier d'une longue série: comme je vous l'ai dit, dès l'année suivante Moore ira planter son joyeux boxon chez DC, en commençant par dézinguer la "Swamp Thing" pour ensuite la ressusciter selon ses propres critères. Le lecteur halluciné découvrira que la créature est en fait un élémentaire qui se prend pour le Docteur Alec Holland, lequel est mort à notre insu dès le premier numéro de la série originelle de Wein et Wrightson... On le voit, non content d'écrire ses propres scénarii, Moore se sent en outre obligé de réécrire ceux de ses prédécesseurs! Cerise sur le gâteau, il se permet de révolutionner les séries de fond en comble tout en restant collé à la continuité officielle, acrobaties qui sont d'ailleurs à la base de ses idées les plus géniales. La liste sera longue, du Superman du Silver Age qu'il envoie prendre une retraite de bon père tranquille sur un univers parallèle après avoir épousé Loïs Lane à laquelle il fait un mouflet - assurant ainsi un terrain vierge à l'Homme d'Acier post-Crisis - à Supreme dont il reconstruit l'univers entier en faisant de la notion même de redéfinition l'un des moteurs principaux de son intrigue dans une sublime mise en abyme - et se payant délicieusement la tête de Superman au passage - en passant par "The Killing Joke" qui expédie Barbara Gordon, alias Batgirl, dans un fauteuil roulant - tragédie qui servira de tremplin à l'émergence d'Oracle, l'un des personnages les plus importants du nouveau Bat-Verse.
On le voit, Moore est un joyeux fouteur de merde qui se sent comme un poisson dans l'eau au milieu du chaos. À cet anarchisme esthétique, c'est-à-dire mis en acte en tant que technique narrative, correspond un anarchisme proprement politique dont la théorie sera explicitement exposée dans "V pour Vendetta": un monde nouveau ("Ordung") passe nécessairement par un stade chaotique ("Verwirrung") qui en détruit les valeurs devenues obsolètes. Il s'agit de tout remettre à plat, et c'est exactement ce que fait Moore dans ses comics: tous les super-héros qu'il prend en main dans ses travaux pour Marvel ou DC commencent par être détruits, soit physiquement, soit symboliquement, c'est leur "Verwirrung" à eux, et V ne fait d'ailleurs par exception à la règle. Ne nous y trompons pas: sous ses aspects délirants, la révolution que Moore fait subir aux séries qu'il saccage n'est rien moins que politique. Le super-héros qu'il démolit, c'est bel et bien celui du Silver Age, avec ses valeurs morales de droite.
À cet égard, Captain Britain est une victime de choix: vêtu d'un drapeau, c'est à dire personnification d'un patriotisme cocardier et des valeurs morales dogmatiques qui vont avec, il peut s'attendre à se faire malmener d'importance - on ose à peine rêver de ce que Moore aurait fait d'un Captain America, avec ses tirades grandiloquentes et moralisatrices sur l'ordre et la liberté, mâtinées de considérations réactionnaires et anti-communistes primaires, si on le lui avait confié! Ne nous étonnons donc pas de voir Captain Britain réduit en chair à pâté avec une violence inouïe dès le début du run, puis reconstruit à partir de quelques reliques par un Merlin démiurge auquel Moore semble s'identifier, car ce dernier considère l'univers de Marvel dans lequel il débarque comme le "pays de fais ce qu'il te plaît". Au Captain Britain que vous avez connu, je substitue mon Captain Britain à moi, c'est comme ça et pas autrement! Belle insolence de la part d'un débutant: le monde des comics, il va le bouffer tout cru, et l'éditeur de Marvel-UK qui l'a embauché ne se doutait certainement pas qu'il venait d'ouvrir la boîte de Pandore! On ne s'étonnera donc pas non plus de voir son Captain Britain réduit par Merlin / Moore à un pion sur un échiquier: tout au long du run, son héros subit les événements que lui impose son démiurge et ne contrôle jamais la situation, sans parler de la victoire finale qui lui est subtilisée par l'un de ses doubles particulièrement trouillard venu d'une Terre alternative! Car l'arme la plus efficace de Moore dans son entreprise de démolition systématique, c'est bien sûr l'ironie. Certes le comics est délirant par essence et il n'est pas rare d'en voir les héros tenir les dialogues les plus bouffons avec un sérieux imperturbable. Moore reprend ce décalage à son compte tout en y injectant une distance ironique qui le plonge dans la caricature la plus outrancière. Là où ces prédécesseurs pratiquaient la mesure, il ne connaît aucune limite et tient à le faire savoir. J'en veux pour preuve ce dialogue totalement fracassé entre Zeitgeist et la mutante Cobweb, dont le pouvoir lui permet de connaître l'avenir des années à l'avance:
-" Cobweb, tu savais qu'on allait tomber là-dessus en sortant?
- Oui.
- Depuis?
- Un an.
- Un an? T'aurais pas pu nous prévenir?
- Si. Mais j'ai décidé de ne pas le faire quand j'ai appris l'horrible insulte que tu allais me balancer.
- Que j'allais te... Tu ne nous as pas prévenus parce que J'ALLAIS t'insulter? Tu veux dire qu'à l'époque je ne t'avais pas encore insultée? Tu as juste PRÉDIT que j'allais le faire et... Cobweb, tu es l'hystérique la plus profondément irrationnelle que j'ai jamais vue.
- Là! Je savais que t'allais dire ça! Alors, viens pas pleurer parce que tu es téléporté au milieu d'une armée d'extra-dimensionnels belliqueux... Vu ton langage, tu es le seul fautif!"
Voilà. J'espère que cet exemple vous aura donné la juste tonalité du Captain Britain d'Alan Moore. Car son run n'est rien d'autres qu'une enfilade de situations tout aussi bouffonnes, articulées entre elles avec une rigueur scénaristique remarquable: on sait depuis longtemps que la folie a sa propre logique, et que celle-ci produit du sens. La structure même du récit est propre à égarer le lecteur, car Moore entremêle avec maestria un nombre astronomique de lignes narratives parallèles. Toutefois, tout finit par se mettre en place, toujours à point nommé, et c'est alors que nous restons babas devant le génie du bonhomme, pour peu que l'on soit capable de laisser son cartésianisme au vestiaire. Lesdites lignes narratives renvoient d'ailleurs souvent à autant de réalités parallèles, et à autant de versions alternatives de notre Terre (vous serez ravis d'apprendre que vous appartenez à la Terre 616!), qui constituent ce que les marvelophiles les plus endurcis connaissent sous le nom de "Multiverse". Si Moore n'est pas à l'origine de ce concept, ce n'en est pas moins dans Captain Britain qu'il fait son apparition , au cours du run de Dave Thorpe dans "Marvel Superheroes" pour être précis - de même que les terrifiants Mad Jim Jaspers et Fury. En revanche, la notion de "Multiverse" va au fil du temps prendre des proportions cosmiques pour s'étendre à l'ensemble des productions Marvel, à tel point que rares sont les séries qui n'auront pas, à un moment ou à un autre, débordé dans quelque Terre alternative. Si les choses en sont arrivées là, Moore n'y est pas pour rien, son Captain Britain est là pour en attester. Car c'est durant son run que les dimensions commencent à proliférer, ainsi que les répliques alternatives masculines et féminines de notre héros, qui sont ici légion. Pour mettre un peu d'ordre dans tout ça, il y a l' "Overworld", correspondant au mythique Avalon où règnent les figures et divinités celtiques du cycle arthurien (dont, évidemment, Merlin) et où trône la "Cour Suprême Omniverselle" qui transcende les réalités et intervient sur les Terres menaçant l'équilibre de "Multiverse". Moore se fait d'ailleurs un plaisir de débarquer dans ce "monde de l'ordre" pour y semer un bordel mémorable!
L'arrivée de Moore dans un univers préexistant est d'ailleurs la principale difficulté à laquelle est confrontée le lecteur français, qui n'a pas eu connaissance du run de Thorpe. L'album débute donc sur la Terre 238, où débarque Captain Britain on ne sait trop pourquoi, si ce n'est pour s'y faire détruire. Mais qu'on ne s'inquiète pas outre mesure, le run demeure tout à fait lisible. En dix-huit épisodes, Moore nous entraîne dans un kaléidoscope chatoyant magnifiquement illustré par un Alan Davis dont le psychédélisme n'est pas sans rappeler le Docteur Strange de Steve Ditko, l'un des comics les plus hallucinés du Silver Age. Il est d'ailleurs admirable de constater à quel point scénariste et dessinateur parviennent dans le délire à une osmose qui relève de la magie pure et simple. Nous voyageons sur des mondes étranges dignes d'"Alice au Pays des Merveilles" - Mad Jim Jaspers, dont le pouvoir consiste à distordre physiquement la réalité, est une référence évidente au Chapelier Fou - où les personnages les plus picaresques (mention spéciale pour les super-mercenaires de l'"Armée Secrète") affrontent les situations les plus abracadabrantes en échangeant des dialogues hilarants. Mais Moore, qui est un auteur à tiroirs, ne manque pas non plus de se faire grave lorsqu'il s'agit de dépeindre une société totalitaire où les super-héros - soit: les déviants - sont internés dans des camps de concentration, dans une Angleterre qui préfigure celle de "V pour Vendetta". Il est d'ailleurs intéressant de noter que Mad Jim Jaspers, l'homme ivre de pouvoir qui forge les réalités les moins enviables, terminera sa carrière dans une dimension exempte de toute réalité. Force reste donc au chaos, décrit par un Moore pessimiste comme la nécessité incontournable de toute abolition d'un régime totalitaire.
Que du bonheur, donc, dans cette oeuvre pré-mature qui, paradoxalement, témoigne d'une maturité créatrice laissant loin derrière l'ensemble des comics de l'époque. Et c'est trop de joie que d'apprendre dans la checklist Panini de ce mois-ci qu'à la suite de cet authentique chef-d'oeuvre va débarquer sur les étals la nouvelle fournée de "Top Ten", préquelle nous relatant les origines du célèbre commissariat futuriste. Mettez vos listes de Noël à jour, les mecs... Quant à moi, permettez que je me pâme!
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