WATCHMEN
Sortie en salles
WATCHMEN
de Zack Snyder (2009)
"The Dark Knight" aura été l'événement 2008 en matière de superhero-movie, "Watchmen" sera incontestablement celui du millésime 2009, à moins qu'un outsider ne nous sorte quelque chose d'un chapeau, mais j'en doute... Enfin une adaptation digne de ce nom d'un comics d'Alan Moore, et Zack Snyder est loin d'avoir démérité, particulièrement lorsque l'on considère le matériau de base, œuvre anti-commerciale et sujet casse-gueule par excellence. Reste à savoir si le succès sera au rendez-vous car le film est sur la corde raide, louvoyant sur la frange très étroite qui sépare un public mainstream avide de spectaculaire, d'action et de stéréotypes, d'un cercle de puristes hardcore dont l'intégrisme est tout aussi redoutable, sachant que "Watchmen" est sans doute l'œuvre la plus culte de l'histoire du comics, pour ainsi dire son "Citizen Kane". De fait, il y a un avant et un après "Watchmen", et plus de vingt ans après sa publication (1985), le comics moderne continue de fonctionner selon les codes narratifs inédits introduits par Moore et systématisés derrière lui par toute l'école des scénaristes britanniques venus de l'institution "2000 AD". J'ai récemment écrit quelque part que Moore tranchait radicalement avec le style imposé par Marvel dans les sixties, constitué essentiellement de bastons sur les toits des buildings arrosés d'une bonne dose de soap. Au-delà de l'aspect purement parodique, Moore pratique une narration où la contemplation, la caractérisation des personnages et de leur milieu, et surtout la réflexivité mélancolique du regard que les (super) héros portent sur eux-mêmes constituent le pivot du récit, comme si le monde des comics marquait soudainement un temps mort pour s'auto-analyser. En effet, on ne compte plus les mises en abyme se développant dans l'œuvre de Moore, y compris dans "Watchmen" au travers de "Tales Of The Black Freighter", cet étrange "comics dans le comics", long hommage digressif rendu au dessinateur Joe Orlando et qui semble tout droit sorti de la plume hydrophobe de William Hope Hodgson - l'une des rares séquences que l'on ne retrouve pas dans la version cinéma.
Bref, c'est un truisme de le dire, il est évident que l'enjeu de "Watchmen" se situe au-dessus de la mêlée - au sens le plus littéral de l'expression - et que son propos transcende radicalement les quelques rares baffes que ses super-héros déchus échangent sporadiquement, comme pour justifier leur statut problématique. D'ailleurs, la présence d'un personnage comme le Docteur Manhattan, super-héros contemplatif et non interventionniste bien qu'omnipotent et omniscient au point de constituer à lui seul une arme de dissuasion, rend d'emblée caduque tout recours au bellicisme traditionnel des super-héros. C'est précisément ce que qui fait du film de Snyder une œuvre courageuse: d'avoir respecté quasi religieusement l'esprit du comics et réalisé un paradoxe cinématographique que l'on pourrait qualifier de "blockbuster contemplatif" ou encore - n'ayons pas peur des mots - une production cataloguée "entertainment" abordée avec l'intransigeance d'un véritable auteur. Une démarche que tous les yes-men précédemment commis à l'adaptation des comics de Moore s'étaient empressés de balayer sous le tapis, traficotant sans vergogne l'œuvre du Maître pour la réduire aux habituels stéréotypes hollywoodiens, et surtout prenant bien soin de contourner ce qui en constitue l'essence même. Mais c'est également ce qui fait de "Watchmen" le film de tous les dangers, en ce qu'il prend à contre-pied un public mainstream qu'il faut bien reconnaître plus adepte d'action bourrine et de spectacularisme creux tels que nous en propose Avi Narad au travers des productions estampillées Marvel... Ce public suivra-t-il Snyder sur les pas de Moore dans cette démarche quasi auteurisante et dans ce superhero-movie qui n'en est pas vraiment un? Saura-t-il comprendre et accepter l'amoralisme moorien dûment assumé - celui-là même que contournait soigneusement et traîtreusement l'eunuque "V pour Vendetta" de James McTeigue (2005) et, dans une moindre mesure, le "From Hell" des frères Hughes (2002) qui préféraient sacrifier le héros plutôt que de le faire céder à la corruption et vieillir dans la culpabilité? Encaissera-t-il la tonalité crépusculaire et désespérée de l'œuvre qui lui est proposée, ou, par exemple, le cynisme pragmatique d'un Ozymandias qui consiste, comme on éradique un membre gangrené, à sacrifier une partie de l'humanité pour éviter un carnage total, en lieu et place des bons sentiments puritains et des happy ends consensuels qu'on lui propose habituellement dans ce genre de productions? Supportera-t-il la violence exacerbée et d'autant plus percutante qu'elle se déchaîne aussi rarement que subitement (l'exécution d'un pédophile par Rorschach à coups de hachoir renvoie tous les "Hostel" et tous les "Saw" dans le bac à sable!), décrédibilisant par comparaison les affrontements timorés et propres sur eux de Spider-Man et autres Fantastiques? C'est là toute la question, dont dépend l'avenir du superhéro-movie: va-t-il, en quelque sorte, "sortir du placard" comme son référent le comic-book, et évoluer vers un état de modernité plus mature, ou va-t-on continuer à sempiternellement nous proposer des niaiseries à la Tim Story / Mark Steven Johnson? Car ne nous y trompons pas: avec "The Dark Knight" qui a brillamment essuyé les plâtres, et "Watchmen" qui radicalise la démarche entamée par celui-ci, le cinéma superhéroïque est à la veille d'opérer la révolution que le comics connut en 1985 grâce à la série de Moore et Gibbons, un peu comme le western fut ébranlé sur ses fondations dans les sixties par Sergio Leone, et ce par la même injection d'anti-héroïsme et de cynisme amoral venu de la vieille Europe, jetés à la face du puritanisme américain et du culte du héros comme une magnifique provocation subversive. Par le fait, le script de "Watchmen" est aussi atypique et tortueux que le fut en son temps celui d'"Il était une Fois dans l'Ouest". Mais ce n'est pas gagné: on a déjà vu la presse spécialisée dans le film de genre qualifier "The Dark Knight" de "film bavard", ce qui peut donner à penser que le bourrinage a encore de beaux jours devant lui...
Pour en venir au film lui-même, les fans de Moore en apprécieront, je pense, la fidélité exemplaire et la manière dont Snyder a collé à la continuité du comics de Moore et Gibbons, tout en dégraissant le script avec une rare pertinence pour se concentrer sur une intrigue centrale déjà suffisamment emberlificotée pour mobiliser toutes les synapses du spectateur, et qui à cet égard n'est pas sans évoquer - par son aspect à la fois urbain et labyrinthique, mais aussi au travers d'un Rorschach qui adopte la panoplie du détective privé "hard boiled" - les errances narratives et crépusculaires d'un Chandler. Ainsi, plusieurs visions du film me semblent nécessaires, du moins pour ceux qui n'ont pas lu le comics préalablement, afin de remettre en place une narration qui se donne sous forme d'un puzzle à la subtile complexité: un aspect qui culmine dans la sublime séquence "de la photographie", qui renvoie à la double ubiquité spatiale et temporelle du Docteur Manhattan. Nous sommes par ailleurs invités par Moore à une telle reconstitution au travers de la magnifique métaphore de l'horloger, métier exercé par le père du Docteur Manhattan, et qui tend à faire de celui-ci une sorte de déité voltairienne. Bref, pour en revenir à la lecture de Snyder, seul un inconditionnel profondément imprégné de l'œuvre originale était capable de lui élever un tel monument, qui témoigne à chaque instant d'une respect et d'une admiration sincère. L'esprit si particulier des scripts de Moore a été assimilé à cent pour cent et avec une grande intelligence du propos et, quant à la lettre, on n'assiste qu'à deux modifications notables. D'abord, la storyline déjà citée du "comics dans le comics", où l'action d'une BD lue par un personnage vient se placer en contrepoint des événements "réels", a été zappée en tant que purement digressive, et de ce fait d'un moindre intérêt dramatique par rapport à l'ensemble. Toutefois, que ceux que cette absence chagrine sachent que "Tales Of The Black Freighter" a fait parallèlement l'objet d'une adaptation signée Mike Smith, qui devrait sortir incessamment et dans laquelle on retrouvera Gerald "300" Butler. Sage coupure, à mon humble avis, sans laquelle cette séquence eût immanquablement plombé un film basé en grande partie sur des dialogues brillants ("trop bavard", diront d'aucuns...), dans lesquels on retrouve toutes les punchlines mémorables de Moore: "Ce n'est pas moi qui suis enfermé avec vous, c'est vous qui êtes enfermés avec moi!" (Rorschach), ou encore - pour le plaisir: "J'ai toujours considéré l'apparition de la vie comme un phénomène surestimé" (Docteur Manhattan). L'autre modification réside dans la fin, et s'avère purement formelle - je veux dire par là qu'elle n'altère pas substantiellement le propos de Moore. Je ne vous en dirais évidemment rien, mais sachez toutefois que d'une manière assez similaire à la conclusion de "The Dark Knight" (et à celle de "L'Homme qui tua Liberty Valance", de John Ford), les héros survivants endossent la "felix culpa" d'un mensonge officiel sur lequel repose le salut de l'humanité, ce qui leur confère une dimension christique, tandis que Rorschach, qui reste droit dans ses bottes, reprend à son compte l'attitude de Moore face à l'industrie du comics et du cinéma: "Pas de compromission, même devant l'Apocalypse!" Si ça, ce n'est pas un message...
Du point de vue de la forme, on ne pourra que louer la pertinence des choix de Snyder, qui a parfaitement su ajuster l'œuvre au médium cinéma sans la trahir, et ce façon fort habile: on est loin du mot-à-mot, ou plutôt du case-à-case séduisant mais maladroit du "Sin City" de Rodriguez / Miller (cf chronique éponyme) et du moyen terme entre comics et cinéma adopté pour "300" (également chroniqué en ces pages), dans lequel Snyder reprenait à son compte les techniques étonnantes de "Sin City", tout en évitant les excès de zèle qui amenèrent Rodriguez à réaliser un film quelque peu statique. Dans "Watchmen", l'esthétique est à la fois très originale et parfaitement maîtrisée: on n'a jamais l'impression d'assister à un comics animé de manière hyperréaliste, comme dans "300", et "Watchmen" se donne d'emblée comme un film live "qui s'assume". Mais pour autant, on retrouve parfaitement l'ambiance graphique du grand Dave Gibbons, ne serait-ce que par l'utilisation des couleurs franches qui sont pour ainsi dire sa signature. C'est là qu'entrent en jeu, je suppose, quoique de manière plus discrète, les fameux filtres qui ont fait la renommée de "Sin City" et "300". Par ailleurs, la mise en scène est extrêmement dynamique, ce qui ne l'empêche pas de coller à la mise en page magistrale du comics, balayant au fil des mouvements de caméra et à intervalles réguliers les cases les plus iconiques de Gibbons, recomposées avec un soin minutieux. Pour le dire autrement, l'occupation de l'espace du champ par les personnages, ainsi que les décors, sont également d'une fidélité exemplaire, et l'on pourrait décrire le travail de Snyder comme une synthèse particulièrement réussie entre la contiguïté constitutive du comics et la continuité qui est l'essence du cinéma. On assiste ainsi à de purs moments de grâce, le moindre n'étant pas l'hallucinant générique qui, sur "The Times They Are A-Changing" de Bob Dylan (chanson citée dans l'œuvre originale), réussit la performance de condenser les "documents annexes" dont Moore ne manque jamais de parsemer ses comics, et nous donne en quelque minutes sublimes une idée précise de l'évolution du monde uchronique des "Watchmen", au travers notamment d'instantanés des Minutemen retranscrivant à la perfection à la fois le ridicule des superhéros du Golden Age et la paradoxale, émouvante et sincère nostalgie qu'ils exercent sur Moore... Plus quelques innovations parodiques typiquement mooresques, telles qu'Andy Warhol posant devant une sérigraphie du Hibou! Les SFX, quant à eux, sont la plupart du temps mobilisés pour offrir des moments de pure contemplation au spectateur: ainsi la séquence où le Docteur Manhattan élabore son superbe et complexe édifice sur Mars, tout en faisant l'apologie de la matière inerte, ne manque pas de faire écho à "2001, l'Odyssée de l'Espace", à la fois par la magie et le psychédélisme qui en émanent. Référence à Kubrick d'ailleurs relayée par un Richard Nixon en roue libre qui s'avère une sorte de remake du "Docteur Folamour". Ceci pour dire que, même si Snyder a ses propres idoles, l'aspect multi-référentiel des comics de Moore est également parfaitement respecté, et que les fans se feront un régal, lorsque le DVD sera sorti, de se le repasser en boucle pour repérer toutes les allusions culturelles qui parsèment le film.
Pour son troisième opus, Snyder nous gratifie donc d'un authentique chef-d'œuvre, et place la barre très haut dans le genre superhéroïque. On a du mal à imaginer comment les futures productions, tant chez Warner/DC que chez Fox/Marvel, pourront rivaliser avec "Watchmen". Quoi qu'il en soit, on peut au moins espérer qu'il constituera une espèce de locomotive qui tirera le genre vers le haut... Sinon, et bien on est d'ores et déjà en présence d'un futur classique, une œuvre avant-gardiste déjà culte qui fera date dans l'histoire du cinéma mainstream, et ce quels que soient ses résultats au box-office.
Cliquez sur le lien pour voir la bande-annonce:
http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18849987&cfilm=57769.html
Voir également la chronique (en trois épisodes) de l'ami Sigismund:
http://imagesquibougent.canalblog.com/archives/2009/03/07/index.html
http://imagesquibougent.canalblog.com/archives/2009/03/08/index.html
http://imagesquibougent.canalblog.com/archives/2009/03/09/index.html
...ainsi que celle de l'ami Indiana Jones (oui, c'est mon copain!):
http://cinemadolivier.canalblog.com/tag/watchmen%20les%20gardiens
Aujourd'hui, l'iconographie sera comparative:
Rorschach
Le Hibou
Ozymandias
Le Spectre Soyeux
Le Docteur Manhattan au Vietnam
Le Comédien et l'Owlship
Rorschach en action
Les Minutemen
La mort du Comédien
Le Hibou et le Spectre Soyeux, après l'amour...