Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
patchworkman's blog
13 février 2006

DE LA THEORIE DU "BON MAUVAIS"

Humeurs

De la théorie du "bon mauvais"

Votre attention siouplaît. "Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître": l'époque bénite des cinémas de quartier si chers à M'sieur Eddy, quand on pouvait encore s'offrir pour trois francs espagnols une séance clandestine honteusement reléguée, comme dirait Thelonious Monk, aux alentours de minuit. De not' temps, on ne se gavait pas de pop-corn, mon bon Monsieur, on suçotait des Joly Cônes et des Chocorêve parmi les quolibets graveleux des militaires en goguette houspillés par d'autoritaires ouvreuses qui les menaçaient d'exclusion s'ils n'éteignaient pas immédiatement cette clope, mais vous vous croyez où? Ah ils me font bien rire, tiens, avec leurs dévédés!

Et, sur la toile, un défilé d'images hasardeuses, d'objets filmiques non identifiés montés à la va-comme-j'te-pousse, de zombies maquillés à la truelle, de vampires roulés dans la farine, de lycanthropes hirsutes, d'acteurs impassibles mais vrais alliant l'expressivité de Gai-Luron à la fougue de Laspalès, d'actrices attendant avec non moins de stoïcisme la scène où elles nous balançaient sans raison scénaristique valable leurs seins en pomme en pleine poire - sifflets des militaires! - et que sais-je encore...

Le genre avait ses petits maîtres: Jess Franco et son érotomanie envahissante (ah! Lina Romay! pas un pet' de silicone!), Jean Rollin et son indigence inégalée, Amando de Ossorio et ses zombies graciles qui chevauchaient au ralenti - ce qui ne les empêchait nullement de rattraper des victimes cavalant en vitesse accélérée! -, Lucio Fulci et sa putride putréfaction putréfiée, Jean Passe et des meilleures...

Séances de minuit, l'heure du crime: mais c'est sur le cinéma qu'il était perpétré, pour la plus grande joie des pervers que nous étions... De nos jours on parle de série Z, mais à l'époque, faute d'un terme plus approprié, mes potes et moi appelions ça des "bons mauvais". J'explique. Le concept procédait d'une classification que nous avions opérée sur l'ensemble de la production cinématographique, et qui distinguait quatre catégories:

1°) Les "bons bons"

Films mainstream, c'est-à-dire avec les moyens, d'une indéniable qualité. Exemples: "Les Dents de la Mer" de Spielberg ou "Les Oiseaux" du grand Hitch. Bref, le vivier des grands classiques, réservé aux métrages au-delà de toute critique. Remarque: bien que ça aide, on n'est pas obligé d'avoir des moyens pharaoniques pour pondre un "bon bon", comme le prouvent par exemple "La Nuit des Morts-Vivants" de George A. Romero ou encore "Massacre à la Tronçonneuse" de Tobe Hooper, tous deux remarquables par leur impécuniosité transcendée.

2°) Les "mauvais bons"

On est toujours dans le mainstream, mais on a beau avoir les moyens, on se retrouve à la sortie avec un naveton millésimé. Exemples: "Les Quatre Fantastiques" de Tim Story ou, récemment évoqué, "L'Armée des Morts" de Zack Snyder. Certes ça en jette, mais en fait c'est plein de vent.

3°) Les "mauvais mauvais"

C'est vite vu. Non seulement c'est fauché, mais en outre c'est fait par des gens de possédant pas le moindre talent, et surtout pas celui qui consiste à être génialement nul, façon Ed Wood. Exemples: n'importe quel téléfilm de M6, séquelle de "Vendredi 13" ou direct-to-video avec Steven Seagal. On s'emmerde pire qu'à la messe, et en plus ça ne fait même pas rire.

4°) Les "bons mauvais"

N'est pas Hitchcock ou Orson Welles qui veut. De façon similaire, être mauvais est une condition nécessaire mais non suffisante. De même qu'être fauché. Certes ça aide, mais ces seules "qualités" ne sauraient d'elles-mêmes produire la transcendante étincelle sans laquelle les "bons mauvais" ne seraient qu'autant de bouts de cellophane sans intérêt. Car c'est rien moins qu'un statut surréaliste que l'oeuvre se doit d'acquérir pour accéder à ce que Damien Granger (rédac' chef du magazine "Mad Movies") nomme "la poésie du Z".

Cela exclut d'emblée toute distance en général, et en particulier toute distance humoristique de l'auteur par rapport à son oeuvre. Car le "bon mauvais" est une affaire sérieuse. Peu importe dès lors les motivations objectives (commerciales, opportunistes, voire putassières) du cinéaste, s'il se montre sincère dans la réalisation de l'objet. Exit donc ce second degré de façade qui plombe tant de films fantastiques. Il ne s'agit pas ici de se dire: "Je vais adopter une attitude décontractée et iconoclaste pour dissimuler le fait que je suis en train de tourner une merde", mais: "Je vais faire tout mon possible avec ce que j'ai pour tourner cette merde, et je la mènerai à terme quoi qu'il advienne". Cela ne veut pas dire que le film Z ne sera pas comique, mais tout simplement que ce comique sera nécessairement involontaire.

L'étalon absolu de toute la zèderie internationale, son "Citizen Kane" pour ainsi dire, c'est indéniablement le "Plan 9 from Outer Space" de l'ineffable Edward D. Wood Jr - Ed Wood pour les intimes. Sacré solennellement "plus mauvais film de l'histoire du cinéma", plus culte encore que le pourtant cultissime "Rocky Horror Picture Show" - au point de figurer dans la programmation d'Arte! - il est l'aune universelle à laquelle l'amateur de Z mesure traditionnellement tout objet prétendant au statut de "bon mauvais". Or qui, après avoir vu l'admirable biopic que lui a consacré un Tim Burton dévot, pourra encore douter de l'inébranlable sincérité d'Ed Wood? C'est positivement un fou de cinéma. Rien ne l'arrête, ni une nullité abyssale en qualité de réalisateur, ni un budget frisant la clochardisation. Il mène ses films au bout contre vents et marées, impossible n'est pas Ed Wood. A-t-il besoin d'un avion? Il assied sur deux chaises deux aviateurs improbables, dont l'un tient un manche à balai au sens propre du terme. Dans leurs dos, une porte masquée d'une tenture, de derrière laquelle surgit une hôtesse qui s'exclame "Commandant, nous tombons!" tandis que Wood agite sa caméra dans tous les sens! Et que dire de ses soucoupes volantes: des assiettes en carton au bout d'une canne à pêche agitées devant une maquette plus que sommaire!

Toute l'essence du Z est là. Dans la détermination inconditionnelle du réalisateur qui semble se dire: "Au point où on en est, pourquoi pas?" Et surtout dans son culot: "Comment ose-t-il montrer ça?" se demande le spectateur incrédule. Car l'incrédulité est la première réaction du spectateur vierge devant le "bon mauvais", la seconde étant le rire, qui naît du décalage entre l'objectif visé et le résultat effectif à l'écran. Plus le décalage est important, plus "réussi" est le bon mauvais. Si le but est par exemple de nous faire peur et que surgit soudainement un zombie à la tronche tartinée de crème pâtissière, c'est raté certes, mais d'un point de vue strictement Z, c'est réussi puisqu'on est plié - nous sommes des pervers, ne l'oubliez pas! À ce sujet, j'ai toujours sincèrement plaint les gens qui quittaient la salle furieux après une ou deux séquences de cet acabit: cela me semble relever d'un sens de l'humour tragiquement atrophié...

C'est précisément l'importance de ce décalage qui délimite la frontière entre le "bon mauvais" et le "mauvais mauvais". Le réalisateur de "mauvais mauvais" n'aura de cesse de réduire ce décalage, ce qui n'améliorera en rien son film, puisqu'il est fondamentalement mauvais. On est en présence d'un cinéaste honteux, n'assumant pas sa nullité, qui tente de donner le change en cherchant à rendre son navet "acceptable". Rien de "bon mauvais" ne saurait sortir de ces demi-mesures. Dans le Z, faut y aller franco! Le réalisateur de "bon mauvais" est au contraire totalement décomplexé, se fout de sa mauvaise réputation, emmerde la critique, assume tout et de préférence le pire, pratique systématiquement l'outrance dans le décalage objectif / résultats. Il ne recule devant aucune bassesse: stock-shots, gratuité, provocation, racolage fessier, etc... Il cultive le borderline comme une fleur précieuse. Ce n'est qu'à ce prix que naît le comique involontaire et qu'un Lucio Fulci gagne ses galons de digne héritier d'Ed Wood.

De la même façon que Thomas de Quincey provoquait les humanistes et défrayait la morale en faisant part de son émotion d'esthète devant un "magnifique incendie" (in "De l'Assassinat considéré comme l'un des Beaux-Arts"), il nous faut pour pleinement goûter la "poésie du Z" opérer un glissement de point de vue et désapprendre momentanément tous les canons d'une esthétique bien-pensante. Les images péniblement enfantées lors de tournages nécessairement chaotiques jaillissent sur l'écran avec la délicieuse absurdité d'un cadavre exquis. Sur les "tables de dissection", les "machines à coudre" y côtoient régulièrement les "parapluies" par le plus grand des hasards, bref nous nageons en plein surréalisme, ce qui est somme toute normal si l'on considère que réaliser un film avec un réalisateur nul et un budget ridicule constitue une entreprise pour le moins hasardeuse! Songer à reprocher à un film Z ses dialogues décalés ou ses incohérences de script s'avère dès lors tout à fait hors de propos.

Avec mes potes, nous avions coutume de noter les "bons mauvais" par l'attribution de points aux scènes les plus représentatives. Un micro dans le champ = 5 points! Une réplique du style: "Vous n'êtes pas Taylor! Le Taylor que je connais est ailleurs!" ("Menace extraterrestre", de Greydon Clark) = 20 points! Lina Romay habillée = carrément 50 points! Aujourd'hui, quand j'enfile un DVD Z (moins de 5 €, plus c'est invendable, meilleur c'est!) dans le lecteur, je n'ai plus le coeur à pointer les aberrations. Je ricane encore sous cape certes, comme un pervers de pissotière dans le ghetto de mon salon. Que sont mes potes, mes militaires et mes ouvreuses devenus? Qui se souvient du Brady et de ses homologues de province? ces salles poussiéreuse qui sentaient les pieds, avec des chewing-gums collés sous les sièges? La "poésie du Z" en DVD, je veux bien, ouais, mais j'ai quand même comme un coup de blues...

fv21

Lina Romay (Mme Franco à la ville) dans son costume de scène favori

morte2

Jean Rollin: monomaniaque des femmes vampires

amandowtemplarfront

Amando de Ossorio et ses zombies à deux de tension

zombie01

Lucio Fulci: elle est pas belle, ma pizza?

wood_plan2

Les soucoupes violentes d'Ed Wood

image005

Ed Wood toujours: la séquence mythique de

la cabine de pilotage (avec ombre du micro en option!)

Publicité
Publicité
Commentaires
S
...la description du film d'Ed Wood, avec les soucoupes volantes en carton vient de m'offrir mon plus beau fou rire depuis bien longtemps, par contre depuis le temps que je cherche à lire De Quincey et donc " De l'assassinat...", je suis assez curieux de ses considérations d'esthète pour avoir vu ,très jeune ,"L'union sacrée".
P
Bigre, je vois qu'il y a des stars qui visitent mon blog, je suis très honoré! Quand est-ce que tu amènes Harley? Je suis sûr qu'il va en faire des cauchemars pendant six mois!
P
excellent l'ombre du micro.<br /> Potom
patchworkman's blog
  • Ce blog concerne tous les fans de fantastique sous toutes ses formes et dans tous les arts: cinéma, télé, littérature, BD, comics, etc... Vous y trouverez mon actualité de fantasticophile au jour le jour, ce que j'ai vu, lu, aimé, détesté, etc...
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Publicité